La Cour de cassation rappelle que l’obligation de délivrance du bailleur commercial est une obligation continue, exigible pendant toute la durée du bail commercial. Tant que les locaux restent affectés par la vétusté ou des vices structurels, le bailleur peut être actionné, et le délai de prescription de cinq ans (art. 2224 Code Civil) ne peut pas être fixé au seul jour de la signature du bail.
1. Textes applicables : obligation de délivrance et prescription
a) Le contrat de bail (article 1709 du Code civil)
« Le louage des choses est un contrat par lequel l’une des parties s’oblige à faire jouir l’autre d’une chose pendant un certain temps, et moyennant un certain prix que celle-ci s’oblige de lui payer. »
Autrement dit, dans un bail commercial, le bailleur ne se contente pas de remettre des clés : il s’engage à permettre une jouissance effective et conforme à la destination prévue (ici, une activité industrielle de fabrication de mobilier pour collectivités).
b) L’obligation de délivrance et de jouissance paisible (article 1719 du Code civil)
« Le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation particulière :
1° De délivrer au preneur la chose louée ;
2° D’en entretenir cette chose en état de servir à l’usage pour lequel elle a été louée ;
3° D’en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail ;
4° D’assurer également la permanence et la qualité des plantations. »
En matière de bail commercial, cela signifie que :
- le bailleur doit délivrer des locaux conformes à la destination contractuelle (usage industriel, artisanal, commercial, etc.) ;
- il doit entretenir l’immeuble pour que le preneur puisse exploiter son fonds (toiture, façades, voirie, gros œuvre…) ;
- il ne peut mettre à la charge du locataire les travaux de vétusté ou les réparations liées à la structure de l’immeuble que par une clause expresse, et encore dans les limites admises par la jurisprudence. (Cour de cassation 3e. civ. Cassation partielle 9 mai 2019 N° 18-14.123)
c) La prescription quinquennale (article 2224 du Code civil)
« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. »
En d’autres termes, une action se prescrit par 5 ans à compter du moment où on a connaissance du fait ou à compter du moment où on aurait dû en avoir connaissance. Mais que se passe-t-il lorsque le fait est continu et ne s’arrête pas, tel un vice de structure ?
2. Jurisprudence applicable : obligation de délivrance, vétusté et prescription
Plusieurs décisions récentes viennent éclairer l’arrêt du 4 décembre 2025 et confirment la tendance jurisprudentielle en matière d’obligation de délivrance en bail commercial :
- La Cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 10 juillet 2025, que les obligations du bailleur de délivrer et d’assurer la jouissance paisible sont des obligations continues ; la persistance du manquement permet au locataire de saisir le juge tant que la réduction de la surface louée ou l’atteinte à la jouissance se poursuit. (Cass. 3e civ., 10 juillet 2025, n° 23-20.491)
- La jurisprudence rappelle également que certaines clauses ne permettent pas au bailleur de s’exonérer de son obligation de délivrance, par exemple les clauses de « prise des lieux en l’état » ou de « non-recours » qui ne peuvent neutraliser l’exigence d’un local conforme à sa destination commerciale. (V. Cass. 3e civ., 20 janv. 2009, n° 07-20.854 ; Cass. 3e civ., 10 avr. 2025, n° 23-14.974)
- Sur la vétusté et les travaux à la charge du bailleur, la Cour de cassation a déjà jugé que le bailleur ne peut pas faire peser sur le preneur les travaux rendus nécessaires par la vétusté des équipements ou des parties communes, sauf clause expresse, et encore sous le contrôle du juge. (Cass. 3e civ., 9 mai 2019, n° 18-14.123, à propos de places de stationnement dégradées)
Ces décisions confortent l’idée que la prescription quinquennale ne peut pas être utilisée comme un « bouclier automatique » notamment lorsque le manquement est persistant.
3. Analyse
L’arrêt du 4 décembre 2025 précise que, lorsque le manquement du bailleur est continu (toiture qui fuit, façades dégradées, voirie dangereuse, etc.), le locataire peut agir tant que ce manquement persiste. On ne peut donc pas fixer le point de départ de la prescription à la seule date de conclusion du bail si l’obligation de délivrance n’est pas correctement exécutée au fil du temps.
Dans cette affaire, une société locataire avait pris à bail, en 2012, des locaux destinés à une activité industrielle de fabrication de mobilier pour collectivités. Constatant au fil des années la vétusté de la toiture, des façades et de la voirie, elle a assigné son bailleur pour l’obliger à exécuter les travaux et obtenir réparation de ses préjudices.
La cour d’appel de Riom a déclaré l’action prescrite, au motif que le locataire connaissait dès l’origine l’état vétuste de l’immeuble et qu’il ne pouvait plus agir plus de cinq ans après la prise d’effet du bail.
La Cour de cassation casse cette décision pour défaut de base légale. Elle rappelle que :
- le bailleur est tenu, par la nature même du bail commercial, de délivrer les locaux et d’en assurer la jouissance paisible pendant toute la durée du bail ;
- ces obligations sont continues : si la vétusté perdure et empêche une utilisation normale des locaux, le manquement du bailleur se prolonge ;
- la persistance du manquement constitue, pour le locataire, un fait nouveau lui permettant d’agir en exécution forcée (demande de travaux) et en indemnisation.
La Haute juridiction reproche à la cour d’appel de s’être concentrée uniquement sur l’état initial des lieux, sans vérifier si, au jour de l’assignation, le bailleur manquait toujours à son obligation de délivrance (toiture non réparée, façades dégradées, voirie détériorée, etc.).
Cass. 3e civ., 4 décembre 2025, n° 23-23.357
FAQ – Obligation de délivrance, vétusté et prescription en bail commercial
La prescription de 5 ans court-elle forcément à compter de la signature du bail commercial ?
Non. Lorsque le bailleur manque à une obligation continue (délivrance conforme, jouissance paisible), la prescription quinquennale ne commence pas à courir une fois pour toutes à la signature du bail. Tant que le manquement persiste (ex. toiture vétuste non réparée), le locataire peut agir pour obtenir l’exécution des travaux et des dommages-intérêts.
Le bailleur peut-il mettre à la charge du locataire les travaux liés à la vétusté des locaux ?
En principe, non. La jurisprudence exige une clause expresse pour faire supporter au preneur des travaux de vétusté touchant la structure ou les équipements essentiels de l’immeuble, et cette clause est interprétée strictement par les tribunaux.
Le fait d’avoir accepté les locaux « en l’état » prive-t-il le locataire de tout recours ?
Non. Les clauses de « prise en l’état » ou de « renonciation à recours » ne permettent pas de neutraliser l’obligation de délivrance conforme et de jouissance paisible mise à la charge du bailleur par l’article 1719 du Code civil.